L’histoire riche et complexe de Bosmelet remonte à plus d’un demi-millénaire. Voici quelques-unes de ses époques les plus remarquables.

Le domaine du Bosmelet

Fantaisie
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
 
Or, chaque fois que je viens à l’entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C’est sous Louis treize ; et je crois voir s’étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
 
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
 
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J’ai déjà vue... et dont je me souviens !
Gérard de Nerval

Le château de Bosmelet se tient en Normandie sur le plateau qui surplombe la commune d’Auffay. Richard d’Heugleville, dont le fils Gilbert suit Guillaume le Conquérant à la bataille d’Hastings, fait bâtir au XIe siècle un château fort et une église dans le village d’Isneville sur les bords marécageux de la Scie. Le village prend alors pour nom Auffay (Alta Fagus) en raison des hauts hêtres qui l’entourent, ces arbres emblématiques du Pays de Caux et de ses chemins creux, et qui bordent deux allées menant au château voisin de Bosmelet.

Deux étymologies, venues pour l’une de la légende et pour l’autre de la mémoire collective, attestent de l’antiquité du fief. Bosmelet viendrait de "Bosc-merlin" (le bois de Merlin l’Enchanteur) et de "Bosc-Merlet". Il s’agit, à l’origine, d’une terre boisée ("bosc") ayant appartenu à Hugues Merlet, qui y fait construire un manoir ainsi qu’une chapelle (vers 1060).


En Normandie ducale

Pendant la guerre de Cent Ans, le fief du Bosmelet échoit à John Fastolf, célèbre pour ses hauts faits d’armes, et passé à la postérité grâce au génie de Shakespeare, Verdi et Orson Welles sous les traits de Falstaff.

Nommé Sergent Général par le roi Henri V d’Angleterre, il gouverne la Normandie où il reçoit en apanage plusieurs châteaux et manoirs. Les ressources financières qu’il tire des terres françaises occupées, ramenées en Angleterre, seront pour partie destinées à affermir le pouvoir économique et intellectuel du royaume. Ainsi Fastolf fait-il don d’une partie importante de ces biens à son ami William Wayneflette, évêque de Winchester, pour la fondation du Magdalen College d’Oxford d’Oxford.


L’Ancien régime

Le château actuel est bâti en 1632 par Jean Beuzelin sur les ruines du château fort, dont on retrouve encore de nos jours les fondations dans les caves. L’ample architecture de la bâtisse symbolise l’élévation sociale de cet homme, né en 1602 (de Gilles Beuzelin et de Marie Puchot, fille du seigneur de la Pommeraye et héritière du fief du Bosmelet).

L’ascension de la famille se poursuit à la génération suivante lorsque son fils, devenu Président à mortier du Parlement de Rouen, épouse en 1661 Renée Le Bouthillier de Chavigny, fille d’un secrétaire d’Etat de Louis XIII. Le couple a une fille, née en 1668, Anne-Marie Beuzelin de Bosmelet (dont le portrait, peint par François de Troy, est exposé au Musée des Beaux-Arts de Rouen). Mme de Sévigné mentionne dans sa correspondance cette jeune femme qui est un des plus beaux partis de France :

« On dit aussi que M. de Poissy épouse Mlle de Bosmelet, qui aura un jour soixante mille livres de rentes. » (25 mars 1695)
« Le comte de Lux, à qui le Roi, selon la promesse qu’il en avait faite à feu M. le maréchal de Luxembourg, a accordé un brevet de duc, épouse toujours, dit-on, Mlle de Bosmelet, avec quatre cent mille francs présentement et trois cent mille francs d’assurés, mais ce mariage pourtant n’est pas encore fait ; la demoiselle me paraît assez déplaisante, et la famille de Luxembourg, dit-on encore, n’est pas bien charmée de cette alliance. » (3 février 1696).

Mme de Sévigné fait enfin part à son amie Mme de Coulanges de ce qu’un mariage est annoncé avec Henri-Jacques Nompart de Caumont (1675-1726), duc de la Force, dernier descendant de François de Caumont, assassiné à la Saint Barthélemy. La célèbre épistolière note avec l’esprit piquant qui la caractérise, mais aussi avec une pointe de malveillance, la différence d’âge entre les futurs époux, alors que l’héritière – dont Saint-Simon, qui relatera dans ses Mémoires son mariage, dit qu’elle est « extrêmement riche » – n’a que sept ans de plus que son promis :

« On parle aussi [du mariage] de Mlle de Bosmelet avec le jeune duc de la Force, qui serait bien son fils. » (20 février 1696)

Le duc, Gouverneur de Normandie, fait partie des favoris de Louis XIV qui signe lui-même en 1698 son contrat de mariage (conservé à la Bibliothèque nationale de France). Il est choisi pour être tuteur du jeune Louis XV, devient Vice-président du Conseil des finances en 1716 avant de finir sa vie loin de la cour après son implication dans la banqueroute du financier Law, en 1721. Les fastes du château sont à leur apogée : le couple entreprend de grandes modifications et fait appel en 1715 à Colinet, Premier Jardinier de Le Nôtre au château de Versailles, pour l’élaboration d’un jardin à la française. Deux projets, dont les plans subsistent, sont présentés aux époux. Le parc actuel en conserve la structure centrale basée sur un tapis vert de plus de deux kilomètres, encadré au nord par une double haie de tilleuls plantée en 1718, unique en Europe de par leur âge, leur nombre et leur hauteur.

Le château était entouré d’une orangerie, une chapelle, un grand pigeonnier de forme ovale, symbolisant la puissance de la famille, et de grandes écuries abritant jusqu’à 99 chevaux. Le duc et sa femme souhaitent transformer et agrandir le château pour le métamorphoser en un immense édifice de pierre blanche dans la mode de l’époque, à l’image des modifications qui touchent Versailles. La mort du duc en 1726 met un terme à ces projets architecturaux. La duchesse s’éteint en 1752 sans descendance directe. Le château passe en héritage à Antoine Auguste Thomas du Fossé, qui épouse Catherine Lemaître de Sacy, nièce du Grand Arnaud, célèbre théologien janséniste, et de sa sœur, la non moins célèbre Angélique, abbesse de Port-Royal. La famille se tourne tout entière vers le jansénisme : le plus célèbre de ses membres, Pierre Thomas, collabore avec Lemaître de Sacy à la traduction de la Bible de Port-Royal dont il termine la rédaction à la mort de son ami. La famille est inquiétée en raison de son "hérésie". Certains sont bannis par Louis XV et fuient en Hollande, d’autres sont embastillés. Le château de Bosmelet conserve trace de l’orientation religieuse de la famille, avec une collection riche en ouvrages jansénistes.


L’époque contemporaine

Le château est épargné à la Révolution française : la baronne Thomas du Fossé de Bosmelet avait gagné une certaine popularité dans les environs en aidant le docteur rouennais Antoine Louis Blanche dans sa campagne de vaccination contre la variole. Elle fait croire à sa sympathie pour la cause révolutionnaire en montrant les motifs du papier mural d’une chambre (on en retrouve le motif au Musée des Arts Décoratifs), dont elle a au préalable maquillé les symboles royalistes pour en détourner la signification, afin de présenter l’image de la France félicitant les nouveaux États d’Amérique. Près d’un siècle plus tard, le château est à nouveau préservé lors de la guerre de 1870 contre la Prusse, le baron Pierre de Bosmelet ayant combattu dans les rangs de l’armée bavaroise sur l’instigation de son épouse qui refuse de voir son mari servir l’Empereur Napoléon III.

La Seconde Guerre mondiale marque l’histoire du château : Henriette Soyer de Bosmelet, fille de Pierre de Bosmelet et de sa seconde épouse, Valérie de Woëlmont (dont le musée d’Orsay conserve un très beau buste sculpté par Prosper d’Épinay), attend, seule, les Allemands dans sa demeure. Son fils unique, Pierre, est mobilisé dans l’Infanterie coloniale, et son épouse Diana, venue d’Angleterre, prend les chemins de l’exode. Henriette Soyer de Bosmelet cache (et sauve ainsi) les manuscrits et les toiles de la propriété. Elle est arrêtée par les Allemands et condamnée à deux mois de prison. À sa libération, elle retrouve son château et son parc en pleine effervescence : 2000 ouvriers venus de France, de Hollande et de Belgique pour le Service du Travail Obligatoire, construisent ce qui deviendra une importante rampe de lancement pour les missiles V1 que les Allemands ont conçus afin de bombarder Londres.

Rampe de lancement des V1 (reconstitution)

Au printemps 1943, le colonel Hollard (dont le commandant du 30e corps de l’armée britannique dira de lui qu’il est "L’homme qui sauva Londres" et auquel un espace muséal est aujourd’hui dédié dans le château), officier d’infanterie démobilisé et engagé dans la Résistance au sein du "Réseau Agir", parcourt la région sous le prétexte de vendre des Bibles, et trouve, dans un rayon de 12 km autour de Bosmelet, 6 sites de lancements. Déguisé en ouvrier, avec compas et podomètre, il trace des plans et découvre, à partir des axes que forment les rampes de lancement, que Londres est la cible des Allemands. C’est lui qui, avec ses plans et les croquis d’un V1 qu’il a pu examiner, fait savoir aux Alliés la stratégie de l’ennemi. Il est peu après arrêté, torturé et emprisonné dans un camp de concentration dont il reviendra à la fin de la guerre — mais ses informations permettent à l’aviation anglaise et américaine de bombarder le centre de production des missiles et les sites de lancement. En février 1944, les forces aériennes alliées interviennent au Bosmelet. Le site est bombardé 28 fois ; plus de 200 bombes sont déversées et deux d’entre elles atteignent le château en son milieu. Le parc subit de graves dommages… cependant l’attaque est une réussite, et jamais la rampe de Bosmelet n’enverra ses missiles.

Bosmelet après son bombardement

C’est en 1946 que le ministère des Beaux-Arts classe "Monument Historique" les toitures et façades du château (qui avait été inscrit dès 1931 en son intégralité à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques de France). Malgré les bombes qui l’ont partiellement endommagé, il reste un des plus purs représentants de l’architecture du temps de Louis XIII. Les Beaux-Arts entreprennent des travaux de rénovation en 1948 et découvrent dans les caves les vestiges de la forteresse médiévale. La baronne Diane de Bosmelet œuvre à la renaissance de la propriété. En 1957, les Beaux-arts commencent la restauration des toitures, mais, par manque d’argent, les travaux s’arrêtent près de 12 années pendant lesquelles, infatigablement, Diane de Bosmelet se bat pour restaurer son domaine. Le célèbre régatier et architecte naval anglais Uffa Fox, ami de la famille, lui apporte son soutien. La chapelle est réhabilitée, les façades du château restaurées à l’identique, les parties endommagées du toit reconstruites entre octobre 1966 et février 1967.

Ce sont Robert Soyer Thomas de Bosmelet et son épouse Laurence qui poursuivent la mise en valeur du domaine, en rénovant le rez-de-chaussée du château et l’orangerie dans son intégralité. Leur action la plus notable est la création du jardin potager "Arc-en-ciel". La baronne Soyer Thomas de Bosmelet, en collaboration avec le paysagiste Louis Benech, crée ce jardin conçu à partir de l’idée d’un potager ordonné selon une distribution arc-en-ciel des couleurs ; il recevra la médaille d’or au Chelsea Flower Show 2000 décerné par la Société Royale d’Horticulture.

Au printemps 2016, le metteur en scène, romancier et plasticien Alain Germain devient propriétaire du château et y installe une partie de son fonds (toiles, dessins et maquettes de costumes de scène) classé au Département des Arts du Spectacles de la Bibliothèque nationale de France, ainsi que les archives de sa compagnie (affiches, photographies, partitions originales…). Il s’emploie à faire de Bosmelet un lieu d’ouverture et de partage, dédié à l’art actuel sous toutes ses formes.